...Année bien sombre que celle-ci qui a vu partir deux vieux amis de coeur et de pensée. Pere Verdaguer s'en est allé le 1er février et, à un pas de lui, le 8 mars, André Vinas nous a quitté à son tour. Triste blague. Il m'a fallu du temps pour y croire.
Deux grands hommes, comme il ne s'en voit plus guère de nos jours. Deux grands hommes que j'ai eu la chance de croiser sur le chemin de la vie. A ce moment où je m'apprétais à leur consacrer une page dans ce très jeune blog, je ne m'attendais pas à avoir à y coucher des mots d'adieu. J'avais pensé à d'autres choses qu'ils auraient pu lire en souriant... mais la vie en a décidé autrement.
Je me poserai ici, un instant, pour vous parler avec douceur et humilité de ces deux grands personnages, et de la manière dont ils ont compté pour moi.

El Andreu Vinas.
AV-portrait
Portrait d'André Vinas en conférence et présentation de son ouvrage sur Pierre Camo.
Photo by Evina Müller

A de nombreuses reprises, lors d'interviews radio ou d'articles pour la presse, j'ai mentionné André Vinas. Car c'est par lui que tout a commencé. Il était mon professeur de grec et de latin au lycée. J'écrivais déjà des poèmes, des chansons... Il me disait que les écrits n'étaient pas faits pour rester dans un tiroir. Le temps passant, nous sommes restés en contact. André est devenu ce vieil ami avec qui l'on pouvait parler du passé, du présent, du futur...
Lorsque nous étions au lycée, il nous disait "Vous, les jeunes, vous êtes en désaccord permanent avec tous les systèmes ! C'est bien, de tout vouloir changer ! Bravo ! Mais encore faut-il avoir quelque chose à proposer !... Alors, qu'est-ce que voulez ? Qu'est-ce que vous proposez ?". Il nous disait aussi "Le travail, on vous le mâche. Vous voulez quoi de plus ?" Il disait encore "Il faut savoir garder sa dignité d'homme et faire les choses de son mieux", il nous expliquait que même pour manger des sardines en boîte, ça valait la peine de mettre une nappe et de faire une belle table. Il disait qu'une belle table, ça changeait le gôut des choses, ça changeait le monde, d'une certaine manière. Il nous racontait ses années d'étudiant. Prendre le train jusqu'à Montpellier accroché aux barres extérieures du train pour ceux qui n'avaient pas les moyens de payer mieux. Arriver à Montpellier les moustaches givrées et les mains gelées, en hiver. Il nous disait qu'ils n'avaient pas de photocopieuses et que les documents qui les intéressaient à la bibliothèque, ils les recopiaient intégralement à la main.
Il était à l'écoute des jeunes, à l'écoute de la vie et du monde. Il était révolté et affecté, tout comme moi, contre un trop plein de dérives de l'humanité. Mais c'était un être émerveillé par la beauté du monde. L'oeuvre d'André Vinas, Docteur ès lettres, auteur, poète, romancier, peintre à ses heures, extraordinaire orateur, merveilleux conférencier, créateur du Festival du livre de la mer d'Argelès, protecteur de la nature, est passionnée et considérable. Nos sensibilités et nos révoltes, à des années d'écart l'un de l'autre, se sont retrouvées là, créant cette amitié.

Andr--Jos--Evina
André Vinas et Josée Conill, mon adorée professeure de philosophie.
Photos by Evina Müller

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Je me souviens parfaitement du jour où je lui ai parlé du premier album de Guili, Guili court après le soleil. Je venais de terminer l'écriture française et les illustrations. De par mes origines catalanes du côté de ma grand-mère paternelle, j'aspirais à faire de cet ouvrage un livre bilingue français-catalan qui permettrait de faire le pont entre ces deux langues parlées en Catalogne Nord. Faire le pont entre les langues, c'était aussi ma manière de renouer avec une partie de mes racines. Et ça, je le voulais sincèrement. Pas seulement pour moi, mais aussi pour Gaël, mon petit garçon, pour qui je réalisais ce livre. Ce bilinguisme au sein d'un ouvrage pour enfant, c'était comme un legs, comme un cadeau de son histoire lointaine. Cette même idée de bilinguisme répondait en même temps à un manque d'ouvrage de ce style pour la jeunesse. C'était totalement novateur. Ce manque de livre bilingue français-catalan pour enfant fut d'ailleurs un des moteurs de cette idée. Car, avant de créer Guili, j'avais cherché pour Gaël des petits livres similaires et, n'en trouvant pas, j'ai comblé ce vide.
J'ai appelé André, un soir, pour lui demander s'il connaissait, dans son entourage, quelqu'un qui pourrait se pencher sur la traduction de Guili en version catalane.
Connaissant grand nombre d'écrivains ou gens de plumes en de nombreux domaines, étant lui-même de la partie, André m'a répondu spontanément que Pere Verdaguer, un de ses très proches amis, serait parfait pour cette écriture. Ayant déjà écrit de très nombreux ouvrages en catalan, parmi lesquels des ouvrages pour la jeunesse, Pere lui semblait la personne idéale. J'ai donc immédiatement contacté ce monsieur...

Merci à toi, André, pour ta présence, pour tes conseils, pour les vastes dicussions sur le monde et ses débordements, pour toutes ces belles choses que tu m'as enseignées. Pour ces moments de partage, merci à toi, vieil ami. L'adieu est peu de chose. L'absence, c'est le reste. J'avais pensé ce blog avec vous deux dedans. Je n'avais pas imaginé avoir à poser ces mots avec votre silence au bout de toutes mes phrases...

El Pere Verdaguer.
Je me souviens de notre rencontre. Il m'a reçu chez lui en grande simplicité avec, à ses côtés, son épouse, Ginette, artiste peintre illustratrice.
Pere, c'était la surprise absolue. Une sorte de force de la nature, d'humaniste curieux de tout ce que le monde pouvait contenir, un être doublé de beaucoup de douceur, avec dans le regard quelque chose d'amusé. Pere, il avait une manière très spéciale de parler. Il savait y faire pour amener ses idées, tant dans la forme que dans l'intonation. Ce que j'en ai gardé, c'est le calme qui se dégageait de sa personne.
Il a aimé les planches de Guili, pour les couleurs et le style enfantin. Il a aimé l'histoire, courte, mais comme il disait : "intelligemment menée". Il aimait mon travail car il le trouvait de qualité et de très bonne inspiration. Il a adhéré immédiatement à ce projet de bilinguisme ! Pour moi, les critiques de Pere ont été précieuses. Elles m'ont donné la confiance. Et ça, pour une jeune artiste, ça n'a pas de prix. C'est le plus beau cadeau que je pouvais recevoir, et celui qui me l'offrait n'était pas des moindres, car Pere, cela est loin d'être un secret, c'était une sacrée pointure !
Professeur de langue et littérature catalanes à l'Université de Perpignan, fondateur du Grup Rossellonès d'Estudis Catalans (Groupe Roussillonnais d'Etudes Catalanes), puis de l'Universitat Catalana d'Estiu, à Prades (Université d'Eté Catalane), journaliste, essayiste, linguiste, auteur... l'oeuvre talentueuse et prolifique de Pere s'étend dans un registre scientifique et littéraire de grande richesse et diversité, tel que la poésie, les contes, le théâtre, les romans de science fiction... Oui, une oeuvre forte, passionnée, considérable !

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Photo de Pere chez lui, avec l'aimable autorisation de Ginette.

Que Pere accepte de faire la version catalane de Guili, c'était tellement merveilleux ! Et je n'étais pas au bout de mes surprises.
Laissez-moi vous raconter ce qu'est une traduction faite par un colosse tel Pere Verdaguer... Pere, il ne traduisait pas seulement l'histoire de Guili. Il traduisait aussi son âme ! Il s'accaparait les personnages, les couleurs, la poésie des mots, la musicalité du texte, et ce petit air amusé qu'il avait dans son regard, allez savoir comment, vous le retrouviez là, comme une pirouette, au détour d'une phrase, au hasard d'une page !
Une traduction de Pere, c'était énorme !
Pour les autres Guili, ça s'est fait tout seul. Pere s'est amusé à suivre Guili dans ses aventures. Il me disait comme ça Alors, et Guili, qu'est-ce qu'elle fait ? Alors, comment elle va, Guili ?. Lorsque le personnage de Bonbon est arrivé, dans le troisième volume, il a ri en disant On va les marier, ces deux-là ! Pere, c'était la gentillesse-même. Il me poussait à écrire plus d'albums de Guili, et je lui répondais que j'avançais d'autres projets. Alors il répondait comme ça Il ne faut pas tant de temps pour écrire un conte.... Pere, c'était la douceur. J'aimais bien quand il me disait "Adéu Evina". Il restait toujours quelque chose de profond après avoir parlé avec lui...
Aujourdhui, c'est moi qui le lui dis, Adéu Pere... Adéu...

La-Guili

Vernissage-guili
Vernissage de "Guili Court après le soleil ~ La Guili vol empaitar el sol"
Photo by Evina Müller

Oui... Ils sont partis tous les deux.
C'est un pan de ma vie qui part avec eux. Un bout de mon histoire qui s'en va.
En leçons de vie, nous n'aurions pas fini d'en apprendre, à leur côté. Il y a, dans des êtres tels que Pere et André, des valeurs humaines inestimables. Au-delà de l'oeuvre qu'ils peuvent nous laisser, il faut retenir, de toutes nos forces, la manière avec laquelle ils ont évolué dans leurs vies. Quelques mots me viennent sans que je puisse les retenir : générosité, don de soi, humilité, modestie, partage, noblesse, respect, droiture... gentillesse. Ces hommes-là, ils étaient faits de cette étoffe riche et brillante devenue si rare de nos jours. Jordi Barre portait également cette étoffe-là. Il donnait de sa personne et son temps. Il donnait de sa passion. Il donnait sans compter. Tout le temps. Et il disait comme ça "Je sais, je cours tout le temps. Je suis fou !". Et il riait, en ramenant tout seul son matériel jusqu'à sa voiture...
Oui. Ils sont partis. Laissant, comme tous les grands, plein de leur travail sur la planche. Car les grands hommes ont cela en commun que l'éternité ne serait pas suffisante pour leur laisser réaliser tous leurs projets !

Pour Ginette, Vincent, Marie-Hélène, avec toute mon amitié.
Evina.